La première partie ici.
Laissez moi vous expliquer toute l’histoire de cette couleur.
[...] Alors oui j’ai arrêté de grandir. J’ai continué à faire du sport. A m’alimenter de la même manière, à dormir, à m’amuser, bref j’ai continué à vivre à chaque instant. J’ai continué aussi à apprendre, à tester, à essayer. J’en ai fait des bêtises avec ma bande de Gouaches. On en a dragué des filles. On en a fait du bruit en cours. On en a réalisé des paris. On en a fait des concerts. On en a fait pleurer plus d’un à la cour de récré. On en a fait voir de toutes les couleurs à nos parents. On en a fait des vacances au camping. On en a vu des filles. On en a aimé plus d’une aussi. On en a pleuré aussi certaines. Et puis il y a eu tous ces drames qu’on a vécu toujours ensemble avec les Gouaches. Moins graves comme d’autres plus difficiles. On a connu la mort. On a ressenti de la peur. On a fumé et bu, beaucoup trop parfois au point de finir aux urgences, cons comme on a pu être. On a de nouveau vécu la mort, celle-ci impossible à accepter. Et ça il n’y a rien de pire comme chose. Ultime chose, certes, mais la pire. Et là il n’était plus question d’être homme ou pas, on était hors de nous. On a pleuré beaucoup. Parce qu’il y a des choses que l’on ne prévoit pas. Et d’avoir perdu une vie si chère, c’est pire que tout. Ca déchire. Surtout lorsque l’on n’y pouvait rien. Alors oui j’ai continué à vivre, à grandir et à apprendre que la vie n’est pas toujours rose, rouge, ou blanche mais parfois aussi noire, grise et entachée. Je me suis détesté aussi à plusieurs reprises. Incapable de faire un choix. Je me privais de beaucoup de choses. J’ai toujours refusé de croire que certaines choses pouvaient être possibles. Je laissais les autres faire. J’étais las. Passif. Triste.
Alors j’en suis arrivé à un moment à croire, et pendant très longtemps, que mon cœur me pourrissait la vie. Parce que c’était lui qui nous faisait vivre et lui qui nous faisait mourir. Et qu’il était égoïste notre cœur. Egoïste. Je me suis détesté d’avoir aimé certaines femmes, et surtout de ne pas avoir aimé les bonnes. De ne pas avoir pu les rendre heureuses. J’ai trouvé la vie injuste. Injuste de faire mourir les meilleurs êtres qui soient. Injuste d’exclure certaines personnes. Injuste de réduire les gens à des couleurs de peau. Injuste de me faire traiter de tous les noms d’oiseaux. Oui j’ai détesté la vie. Et j’ai surtout eu peur de la mort. Cette chose qui arrivera un jour ou l’autre, à mes tous proches, à mes Gouaches, à mes enfants, à la femme que j’aime, à moi. J’ai rêvé de nombreuses nuits de pouvoir mourir avant eux tous, pour ne pas connaître cette peine, leur manque, leur absence. C’est si dur à affronter seul.
Alors je suis tombé bien bas pendant un moment ; j’ai pensé que mon cœur avait fait saigner ma peau, qu’il m’entachait progressivement, et qu’il voulait atteindre ma raison. C’était devenu un voile bien trop voyant maintenant. Je ne voyais plus que ça, et je ne voyais plus que le mal qu’il représentait. Mon cœur m’avait fait naître ainsi, et il me rendait malheureux, bien trop sensible, bien trop fragile.
Alors, un jour, j'ai décidé de vivre sans sentiment. Pour voir. Pour mieux vivre surtout. Parce que j’en étais arrivé à redouter ce que la vie allait pouvoir me faire découvrir comme chose horrible et je n’étais plus très sûr d’avoir la force en moi pour les supporter, pour les endurer et pour les digérer.
Je m’appelle Rouge, cela fait des années que j’ai 20 ans et que je n’avance plus, alors j’ai décidé de me retirer le cœur. Lourde opération. J’étais donc privé de pulsations et autant dire que ma poitrine n’était plus seulement rouge mais écarlate. Il me fallut vivre et faire autrement qu'avant. Goûter, toucher, regarder. Ma langue me démangeait, mes mains me brûlaient et mes yeux s'écarquillaient. Quant à mon ouïe elle ne fut jamais autant développée et il m'arrivait d'écouter en boucle cette même chanson jusqu'à ce que j'en pleure d'émotion. Mon coeur était donc déchiré, mes yeux en larmes, mes oreilles en émerveille, mes doigts en feu et mes papilles en demande. J'ai essayé de vivre quelques temps comme ça, sans coeur et sans sentiment. Seuls mes sens travaillaient. Mon corps était de plus en plus rouge et mon visage me semblait immense et mes mains étaient continuellement trempées. Alors j'ai goûté à toutes ces choses a-sentimentales. J'ai joué tous les jours pour oublier que la vie pouvait être injuste et pour ne plus être responsable de quoi que ce soit. Mes verbes favoris étaient tester, goûter, expérimenter. Pour voir comment j'étais sans coeur. J'étais autre. Plus froid, plus direct mais toujours aussi rouge. Sans état d'âme. Je fonçais, guidé par l'unique plaisir de la vie.
Et puis un jour ma poitrine ne saignait plus. Comme si le débit s’était arrêté. Comme si c’était un signe qu’il fallait arrêter le jeu. C’était tout simplement terminé. « Tu as vu, alors maintenant, reviens à la raison. »
J'ai réimplanté mon cœur sans oublier les raccordements, les rabibochages, les branchements. Au début j'ai eu mal, mal, mal. Mais aujourd'hui j'ai bien mieux compris pourquoi mon coeur m'avait fait mal, pourquoi on l'avait quitté, pourquoi on n'en voulait plus, et surtout, je sais à quoi il me sert et pourquoi il peut plaire. J’ai détesté mon cœur parce qu’il me faisait souffrir, et je l’ai rendu responsable de tout le malheur du monde. Mais aujourd’hui, j’ai mieux compris à quoi il me servait.
à suivre...