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Je suis né avec une tâche rouge sur le cœur. Une tâche, sans forme évidente. Rouge. La même couleur que celle qui sort directement des tubes de gouaches. Alors petit j’écoutais ma mère me dire que c’était la marque d’un ange. Cet ange m’aurait laissé cette marque parce que j’étais un enfant unique. Et que c’était mon signe de reconnaissance. Alors j’ai vécu toute mon enfance avec en tête cette sorte de pouvoir magique et physique. J’étais unique. J’étais identifiable. Un ange m’avait en quelque sorte choisi parmi tous les autres enfants, et j’étais là sur terre, marqué d’une tâche rouge. Cet ange là m’avait donné la possibilité d’être unique. Et puis plus je grandissais, et plus elle s’agrandissait ma tâche rouge. Etrange. Comme de l’encre qui se propage. Comme si ma particularité devait s’étaler et se prolonger. Et par un phénomène étrange, elle remontait vers mon cou : de mon cœur, elle passait sur ma poitrine et s’en allait vers mon cou, comme pour l’entourer.

 

Alors voilà, depuis ma naissance j’ai un autre prénom : je m’appelle Rouge.

 

J’ai vécu avec cette tâche qui cherchait vraisemblablement à se construire un royaume, un territoire. Et plus je grandissais, plus elle avançait aussi. Alors vous imaginez bien que mes parents étaient inquiets, car leur histoire d’ange merveilleux avait moins de sens. Je les ai souvent surpris à parler de ma tâche en mon absence, c’était un de ces sujets où les enfants ne doivent pas être là. Alors un jour, ma mère m’emmena chez le médecin, soit disant pour un simple contrôle. Contrôle de ma tâche, plus précisément. Contrôle qui s’est avéré être mensuel. Alors c’était rentré dans mes habitudes. J’allais après l’école tous les mardis de chaque mois dans cette fichue salle d’attente, qui sentait le moisi. Je posais mon cartable à mes pieds et je ne bougeais plus. Je n’aimais pas cet endroit, bien trop calme où les personnes étaient là à attendre, à regarder discrètement les uns et les autres, tout en essayant de deviner pourquoi ils étaient là à attendre eux aussi. Je n’aimais pas leur regard qui partait du bas de mon cou à mes yeux, du bas de mon cou à mes yeux ; comme s’ils cherchaient une explication. Ce va-et-vient m’agaçait. Et cette odeur de moisi qui me tuait le nez tous les mardis de chaque mois. Je n’avais qu’une envie, reprendre mon cartable sur le dos et filer en courant. Surtout que je connaissais par cœur le discours du médecin : il allait me demander si tout allait bien depuis le mois dernier, si la « marque cutanée » avait évolué. Et mon discours était lui tout aussi le même, je lui répondais que oui j’allais bien et que oui « ma tâche » avait grandi un peu. Venait ensuite l’examination et toujours la même conclusion : « bon et bien on se revoit le mois prochain et continue à bien passer ta pommade tous les soirs. Et puis, dis bien à ta mère que la « marque cutanée » se stoppera à la fin de ta croissance. »

Comme si l’invasion allait s’arrêter comme ça ! Moi seul était persuadé qu’il y avait une autre raison à tout ça, qui dépassait bien le médical ou la dermatologie. Alors on a attendu que j’arrête de grandir. Difficile lorsque l’on est un grand gaillard comme moi. J’étais Rouge, grand et sportif. Et puis en soi, elle ne me gênait pas plus que ça ma tâche. Tâche de naissance qui a fait de moi une tête de turc à l’école primaire, un animal de foire au collège et un chef de bande au lycée. Alors j’avais des amis : blancs, noirs, caramels. A nous tous nous formions une drôle de palette de couleurs ! Inévitablement, on nous avait appelé les Gouaches. On était uni comme les doigts de la main. Les Gouaches. Et on s’appelait par nos couleurs bien sûr. Pseudonymes faciles à deviner ! Nous étions quatre et du jour où nous avions formé Les Gouaches, nous ne nous sommes plus jamais quittés. Même après les années lycée et malgré la distance, nous nous sommes toujours retrouvés : comme si nos différences nous avaient à jamais mélanger pour donner cette grande uniformité. Blanc était le timide, Noir était le rêveur, Caramel était le mélomane et moi, Rouge, j’étais le meneur. Nous formions une drôle de bande certes, mais qu’est-ce que nous étions heureux !

 

Et puis vint le jour où ma croissance se stoppa, nette et précise. Ma mère s’empressait toujours de noter ma taille dans le carnet de santé. Et lorsqu’elle se rendit compte que cela faisait un bon moment que je n’avais pas pris un centimètre, elle se précipita au téléphone pour un dernier rendez-vous chez le médecin. Et le même film reprenait : la salle d’attente, les regards suspicieux, et l’odeur de moisi. Lors de ce, soi-disant, ultime examen médical, on mesura encore, on observa encore, on schématisa encore et on conclut…encore, qu’il fallait toujours et encore surveiller. Quelle ne fut pas la déception de ma mère ! Et pour moi cela signifiait que cela n’allait pas être la dernière attente dans cette fichue salle.

 

 

Je m’appelle Rouge, j’ai bientôt 60 ans et j’ai le corps presque entièrement rouge. Seul mon front est resté blanc. Le reste de mon corps est rouge, et on ne distingue plus la tâche d’origine que j’avais à ma naissance. On distingue plutôt la seule tâche blanche de mon front. Alors vous allez me dire que soit l’ange n’a vraiment pas été très aimable pendant le reste de ma vie soit que c’est bel et bien une maladie de peau. Car oui, soyez-en sûrs, j’en ai entendu des choses à mon sujet. Que c’était une marque du diable. Que c’était un cancer de la peau. Que c’était une inflammation cutanée ponctuée par le vieillissement de molécules aux noms des plus barbares. Que c’était une irritation, une érosion. Bref des sottises. Il n’y a que moi qui le sache vraiment ce que c’est. Ce que cette tâche immense est. Et pourquoi elle a réussi à envahir tout mon corps. Et cela va faire maintenant 25 ans que seul mon front n’est pas touché, il est épargné et je crois qu’il le sera jusqu’à la fin de mes jours. La fin de ma croissance n’a rien stoppé, les pommades miracles n’ont rien estompé, et les séances d’acupunctures n’ont en rien fait disparaître le rouge. Cela fait 25 ans que tout s’est arrêté. Comme ça, et moi seul savait quand tout cela allait effectivement s’arrêter. Je m’appelle Rouge et j’en suis très fier. Laissez moi vous expliquer toute l’histoire de cette couleur.

 

à suivre...

Tag(s) : #Histoires courtes à partager
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